Guinée: Face à l’incompréhension du monde occidental (redifusion)

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GBK Vous avez été nombreux à solliciter la republication de cette reflexion de Jean Suret-Canale, relative à ce qu'il qualifie de " fossé d’incompréhension" entre " ex-colonisateurs et ex-colonisés". Après hésitation, une dernière doléance a fini par avoir raison de nous….Bonne lecture!

{jcomments on}Le comportement de la majorité des organes de l’opinion occidentale devant les récents événements de Guinée a mis une fois de plus en évidence le fossé d’incompréhension qui sépare ex-colonisateurs et ex-colonisés.

Cette incompréhension ne concerne pas seulement la Guinée, mais le cas de la Guinée présente à cet égard un caractère exemplaire.

Le récent procès de Conakry et les condamnations qui y ont été prononcées pouvaient difficilement être acceptés par une opinion au sein de laquelle, depuis vingt-cinq ans, s’est développée une hostilité croissante à la peine de mort, surtout en matière politique.

Mais il faut bien dire que ce sentiment n’a pas toujours existé. Il y eut en France, en 1944-1945, beaucoup plus de condamnations et d’exécutions capitales pour motifs politiques qu’en Guinée (pour toute la période 1958-1971). Toutes ne comportèrent pas un respect absolu des droits de la défense, et elles n’évitèrent pas quelques erreurs tragiques. Pourtant, l’immense majorité de l’opinion française les approuvait à l’époque, et considérait même qu’on avait fait preuve d’une indulgence coupable à l’égard de trop de « collaborateurs ».

Etions-nous alors des « sauvages », et sommes-nous devenus en vingt-cinq ans des « civilisés » ? Pouvons-nous être sûrs que le renouvellement de circonstances analogues (dont nous ne pouvons que souhaiter être préservés) ne provoquerait pas les mêmes réactions populaires ?

Mais il faut aller plus loin pour remonter aux sources de cette incompréhension.

Le grand mouvement des indépendances qui a suivi la seconde guerre mondiale a surpris, voire indigné, nombre de bonnes consciences européennes : « Les ingrats ! Alors que nous avons tant fait pour eux !… » Puis, on s’est pris à admettre que, sans doute, il y avait beaucoup de misère dans ces pays-là, et que l’aide pouvait y apporter quelque remède. Le lieu n’est pas ici de débattre de cette aide et de ces effets : mais il faut bien reconnaître que, s’il elle n’a pas été partout sans efficacité économique, elle n’a nulle part résolu les problèmes de la misère et de la faim. Cependant, cette appréhension économique de la situation post-coloniale laisse dans l’ombre, et finalement laisse incompris, ce qui est essentiel chez les peuples dont il s’agit : un profond sentiment de dignité offensée, le souvenir d’avoir été considérés des générations durant comme des choses et non comme des êtres humains, une sensibilité à vif devant l’injustice d’hier et devant tout ce qui apparaît, à tort ou à raison, comme un refus d’y renoncer aujourd’hui de la part des anciens colonisateurs.

Un complot permanent

La République de Guinée a le sentiment d’être depuis douze ans l’objet d’un complot permanent contre sa souveraineté, contre son refus de toute allégeance. On a beaucoup parlé de l’ « orgueil » de Sekou Touré. Mais si cet orgueil était simplement le refus d’être traité en mineur, en quantité négligeable, parce que représentant d’un pays petit, pauvre et fraîchement émancipé ?

Depuis 1958, la Guinée n’a cessé de multiplier les ouvertures en direction de la France. Elle souhaitait maintenir et développer avec elle des relations privilégiées. Mais d’égal à égal… Or pour la partie française, la « normalisation » des relations fut toujours considérée comme devant comporter, sinon que la Guinée fît « amende honorable », du moins que ces relations fussent alignées sur celles qui existaient entre la France et les pays de l’OCAM (1), jugées par les Guinéens (et pas seulement par eux) comme des relations de caractère néo-colonial entre pays leader et pays général de Gaulle n’y a rien changé et les initiatives publiques du président Sekou Touré pour la reprise de relations normales avec la France, fin 1967, n’ont pas été jugées dignes de réponse. Notons au passage l’existence d’un contentieux financier (plus de dix milliards d’anciens francs de dettes accumulées par l’Etat français du fait de l’interruption du service des pensions aux anciens militaires et fonctionnaires français devenus guinéens).

Ce « complot permanent » est-il une vue de l’esprit, un mythe créé par les dirigeants guinéens pour faire diversion à des difficultés internes ?

Il faudrait être naïf pour penser que, de divers côtés et par divers moyens, des tentatives n’aient été faites pour remettre la Guinée dans le « droit chemin ». Cela s’est vu ailleurs, au Ghana, au Mali, et dans un contexte différent, au Togo. A l’inverse, rien n’a été négligé, pas même l’intervention militaire directe, pour sauver ou remettre en place des chefs d’Etat dont la conduite donnait satisfaction.

Le débarquement du 22 novembre 1970 et la manière dont il fut apprécié et commenté n’ont point été faits pour démentir ce sentiment.

Les circonstances du débarquement du 22 novembre sont maintenant connues avec précision, et au moins à partir de trois sources différentes qui se recoupent parfaitement : la commission de l’ONU, le témoignage d’un soldat portugais recueilli en mer et débarqué à Monrovia (dont les autorités n’ont pas de sympathies « socialistes » particulièrement affirmées), enfin celui des organisations démocratiques clandestines d’opposition au Portugal. On sait le nombre d’hommes engagés (natifs de Guinée-Bissao et Guinéens émigrés, pour la plupart anciens militaires de l’armée française), la nature et le nom des unités navales portugaises utilisées. Le gouverneur portugais Spinola a fait un demi-aveu en reconnaissant qu’une intervention à partir du territoire contrôlé par les Portugais n’était pas impossible.

Néanmoins, de façon persistante, la plus grande partie de la presse a présenté ses informations de manière à mettre en doute la réalité de l’intervention portugaise. Cette rigueur dans la critique des sources ne s’est pas retrouvée après le procès, lorsqu’une dépêche de Reuters, démentie par la suite, annonça soixante exécutions publiques, un « carnaval sanglant », etc. Cette information fit les manchettes de nombreux journaux, sans être assortie de la moindre réserve et fit l’objet de commentaires indignés. Le lendemain, on rectifiait : il y avait eu quatre exécutions à Conakry et point de manifestations de « carnaval ».

Il est bien certain que la procédure suivie dans ce procès n’a pas servi la cause de la Guinée et l’a au contraire exposée aux critiques de ses adversaires. Dans la mesure où on admet la sanction pénale, celle-ci ne peut se justifier que si la nature et la réalité du crime ont été établies de façon irréfutable, ce que seuls la publicité des preuves et le débat contradictoire entre défenseurs et accusateurs peuvent faire de façon convaincante.

En revanche, que ce procès ait été inévitable, c’est ce qu’il est difficile de nier.
 

Au sentiment d’être victimes d’un complot permanent, d’une injustice permanente, s’est ajouté le choc du 22 novembre. On oublie (ou on ignore) le réflexe de colère de la population de Conakry victime d’une agression par surprise qui a fait près de cinq cents morts et entraîné de nombreuses destructions. C’est cette population qui, par ses propres forces (l’armée était aux frontières, et les quelques militaires qui étaient dans les casernes, surpris en plein sommeil par les agresseurs, avaient été massacrés pour la plupart), a rejeté les envahisseurs à la mer. Cela alors qu’ils se croyaient déjà maîtres de la ville (les officiers portugais avaient repris la mer) et qu’ils s’apprêtaient à annoncer la constitution du nouveau gouvernement. Ce dernier épisode, entre parenthèses, met à rude épreuve la version couramment présentée par de :nombreux journalistes, avec la caution d’émigrés guinéens, selon laquelle le régime de Sekou Touré serait vomi par l’immense majorité de la population. Il y a peu de régimes, en Afrique ou ailleurs, qui se permettent de distribuer des armes à la population…

Contenir la volonté punitive

Comparaison n’est pas raison : mais par-delà les différences évidentes qui séparent la France de 1793-1794 de la Guinée de 1970-1971, c’est à la France des Jacobins qu’il faut se reporter si l’on veut comprendre ce qui s’est passé en Guinée, y compris ce qui peut heurter notre sensibilité.

Il faut relire Albert Mathiez, Georges Lefebvre, Albert Soboul.

Nous retrouvons dans la Guinée d’aujourd’hui la même « volonté punitive » populaire à l’égard du « complot de l’étranger » et de ses complices nationaux. Nous y retrouvons (à une moindre échelle, faut-il le souligner !) l’organisation d’une répression légale qui n’est pas du tout l’expression d’une volonté sanguinaire de la part des responsables, mais qui cherche au contraire à canaliser et à limiter cette « volonté punitive ». En organisant la Terreur, les Jacobins avaient le souci d’empêcher le renouvellement des exécutions sommaires du mois de septembre 1792. Nous avons de bonnes raisons de penser que le procès de Conakry a eu pour objet d’empêcher un déchaînement populaire incontrôlé contre les « suspects ». L’exigence de l’exécution publique par de nombreux comités, l’exposition des corps des condamnés, nont rien à voir avec un goût pour la mise en scène macabre. Lors des précédents procès en Guinée, des condamnations à mort avaient été prononcées. La plupart n’ont pas été exécutées. Les mesures prises apparaissent bien comme une concession à la volonté de contrôle de la matérialité des sanctions exprimée par la population, rendue méfiante par les précédents…

Voilà ce qu’il faut avoir à l’esprit pour porter un jugement sur les récents événements de Guinée. Si l’on condamne le régime guinéen en raison du procès de Conakry, il faut condamner la Révolution française à cause de la Terreur, la Résistance à cause de l’épuration… Comme la Révolution française, la Révolution guinéenne est « un bloc ». On ne peut la juger en fonction d’un seul de ses aspects, même si cet aspect ne nous agrée pas. On ne peut la juger que sur le mouvement de l’histoire dont elle est l’expression. Ce jugement, en quelque sens qu’il se porte, a en définitive une signification politique par rapport à cette donnée fondamentale.
 

Et l’on fera bien de réfléchir à la signification du mouvement général de solidarité qui s’est manifesté à l’égard de la Guinée au lendemain du 22 novembre dans l’ensemble des pays africains, sans délai ni réserve, alors que le doute était de bon ton de ce côté de la Méditerranée.

 

Jean Suret-Canale

(1) Organisation commune africaine, malgache et mauricienne.

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