Le peuple de Guinée, otage d’un État failli (quatrième partie) (par Thierno BAH)

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Les insuffisances du modèle fondé sur l’exploitation des ressources minières.

L’état de dégradation extrême de la Guinée constitue un autre symbole accablant de la défaillance de l’État. En débarquant en Guinée, on a plutôt l’impression que 10 milliards de dollars y ont été désinvestis depuis 2010, à moins que la réalisation des hôtels ait couté la bagatelle de 10 milliards de dollars. Le faible accès des populations aux infrastructures économiques et sociales (électricité, eau, gaz, services sociaux et de santé, éducation, assainissement, routes, ponts, aéroports, ports, services de télécommunication, etc.), base du développement, est préoccupant pour un pays au plus fort de sa croissance démographique (2,84 % en 2018 selon l’ONU).

En deux mandats présidentiels, le gouvernement guinéen n’a pas été capable de réaliser 100 km de routes, qui remplissent les normes minimums de qualité selon les standards internationaux, ou de construire des hôpitaux et des écoles, dignes de ce nom, à plus forte raison les équiper. Les cadres de l’État atteints du COVID-19 ou qui en sont guéris peuvent en témoigner. C’est dans ce contexte de misère nationale que l’État essaie de faire avaler des couleuvres au peuple dépouillé. La substitution des investissements à valeur ajoutée par des investissements dans le secteur minier signifie moins de recettes sur les entreprises, moins de création d’emplois, et moins d’effets d’entrainement.

L’édification d’infrastructures ou de biens relevant du domaine public doit tenir compte d’un certain nombre d’exigences en matière de quantité, de qualité, de durabilité, d’équipement, de maintien et de service. À supposer que « plus de 200 hôpitaux et centres de santé » aient été construits et équipés comme l’atteste le gouvernement, pourquoi nos concitoyens se rendent-ils alors en Côte d’Ivoire, au Maroc, au Sénégal, ou encore en Tunisie pour se faire traiter d’une condition médicale aussi bénigne qu’une fracture ? Arrêtons de tromper le peuple. L’implication sur le plan économique de l’égo démesuré d’un pouvoir est l’exacerbation de la pauvreté de masse.

La Guinée, à l’instar de nombreux pays africains, est passée de la colonisation par la force à la colonisation par influence qui exacerbe l’impérialisme intérieur caractérisé par l’extrémisme politique. L’ultra libéralisme, de plus en plus dérégulé, a exacerbé les comportements de prédation économique en poussant nos dirigeants à monétariser leur engagement politique auprès des multinationales ou auprès des fonds d’investissement étrangers rapaces, au péril des objectifs d’indépendance ou de souveraineté intégrale. Les leadeurs sans vision stratégique ne peuvent pas se passer de ces fonds. Les contrats bidon sur fond de rachat d’anciennes obligations, prétendument dans l’intérêt du peuple, qu’ils nous font signer ne font qu’appauvrir le pays par leur mécanisme d’extorsion des ressources financières vitales au développement du pays.

Les motivations des compagnies étrangères à l’entrée sur le marché des ressources naturelles dans les États faibles africains sont réductibles uniquement à l’appât du gain. Cela est rendu possible par le fait que les pays dits riches en ressources primaires ne sont pas d’une importance systémique pour les exploitants miniers, aussi longtemps que ces derniers arrivent à acheter les ressources à vil prix et à écouler les produits finis. En acceptant des investissements prédateurs, la Guinée se place délibérément sous la tutelle de l’étranger. La notion de « malédiction des ressources naturelles », « qui désigne les effets délétères des ressources extractives non renouvelables sur le développement », réside dans le manque de conscience stratégique des dirigeants auquel se superposent des politiques publiques qui promeuvent des modèles économiques peu propices au développement du continent.

Dans le Rapport annuel 2019 de la BCRG, il est indiqué que la production annuelle de bauxite en 2019 s’établit à 70,2 millions de tonnes, soit une augmentation de 412 % par rapport à 2010 (où elle s’établissait à 13 670 384 de tonnes selon le Ministère des Mines et de la Géologie dans son Bulletin de Statistiques minières numéro 001). Ce qui correspond à une quantité extraite de 292 000 000 de tonnes sur 10 ans. Il mérite d’être signalé qu’en moyenne 93 % du minerai de bauxite est exporté. En 2019, 66 279 526 tonnes de bauxite auraient été exportées, soit 94.45 % du total de la production, tandis que seulement 354 099 tonnes d’alumine auraient été exportées, soit 0,49 % du total de la production de bauxite.

Si aucune donnée sur la quantité d’aluminium exportée n’est disponible, nous pouvons estimer que la Guinée n’en produit pas. Nous réjouir de l’ampleur des exportations des matières premières depuis 2010 sans en comprendre les dessous, c’est nier l’évidence du manque à gagner colossal résultant de la non-transformation de nos ressources et de la redistribution inéquitable des richesses. Nous noterons que le cout du fret à la tonne de la bauxite se situe entre 14 et 17 dollars selon les cours de février 2020 (soit une baisse moyenne de près de 42 % par rapport à son cours habituel de 28 dollars) alors que l’alumine se vend à 330 dollars la tonne et l’aluminium à 1 806 dollars. Sans compter que la bauxite est recyclable à l’infini.

Le citoyen guinéen averti ne peut qu’être abasourdi devant l’ampleur de l’escroquerie dont nous sommes victimes. Cette dynamique effrénée de l’expansion minière en Guinée ne rapporte quasiment rien aux populations. À la limite, elle renfloue les poches de l’oligarchie locale et enrichit les compagnies minières et leurs actionnaires. L’escroquerie dont la Guinée est victime découle du fait que les broutilles que nous recevons ne sont pas à la hauteur des enjeux puisqu’en exportant le minerai, les compagnies minières bénéficient d’une exonération de taxe sur l’export et sur la valeur ajoutée (TVA), sans compter la perte de revenus et de bienêtre social résultant de la non-mise en valeur sur place de nos ressources.

Selon le rapport ITIE 2017, en 2010, la valeur des exportations des trois plus grosses compagnies minières de l’époque, à savoir la Compagnie des Bauxites de Guinée (CBG), la Compagnie de Bauxite de Kindia (CBK) et l’Alumina Company of Guinea (ACG), s’établissait à 562,3 millions $ US pour des recettes publiques de 219 millions $ US. La croissance de 128 % des revenus tirés de l’exploitation minière constatée en 2017, a eu l’effet inverse de celui escompté puisque la part des recettes dans la valeur totale des exportations a significativement baissé, passant de 19 % en 2010 à 14 % en 2017. En 2019, malgré le boum de la bauxite, impulsé par le dynamisme prédateur de SMB-Winning, la Guinée a enregistré 2 934,3 milliards de francs guinéens de recettes fiscales minières contre 3 209,1 milliards en 2018 (soit une baisse de 8,5 % ou 275 milliards de moins).

Sans compter le faible impact social des investissements miniers couplé avec les dommages causés aux populations, auquel nous pouvons associer la corruption endémique, les marchés gré à gré dans l’octroi des contrats, et la faible qualité des édifices communautaires érigés par les compagnies minières. La dynamique de l’investissement minier en Guinée ne doit pas constituer un prélude à la perte de souveraineté dans ce secteur stratégique de l’économie nationale. C’est pourquoi il faut être attentif aux conditions d’exécution et de mise en œuvre des contrats et responsabiliser tous les acteurs en jeu dans une perspective de renforcement de la compétitivité de notre économie. Une politique d’investissement cohérente doit constituer un gage d’efficacité, d’adaptabilité, de créativité et de cohésion.

Nous remarquerons, par ailleurs, que la portion des revenus payés aux communautés locales par rapport à la valeur des exportations de matières premières est passé de 0,71 % en 2010 à 0,30 % en 2017, soit une baisse de 57,74 % par rapport à 2010. Des données fiables pour les années 2018 et 2019 n’ont pas été obtenues. Globalement, il en ressort que les rapports de force sont déséquilibrés au profit des exploitants miniers. Cela est un véritable drame qui ne doit pas rester sans conséquences sur le leadership. Les informations relevées dans les rapports d’audit des compagnies minières en Afrique de l’ouest, témoignent de l’escroquerie dont nos pays sont victimes, et la Guinée en est devenue le bastion. Aujourd’hui, notre pays est littéralement pillé (de façon sournoise) avec la complicité des dirigeants qui signent des conventions minières sans tenir compte des manques à gagner économiques ou des conséquences environnementales et sanitaires sur les populations.

Si nous nous placions dans une logique de partenariat équitable où nos ressources sont rémunérées à leur juste valeur, et où la Guinée s’inscrit dans une dynamique de création de valeur, notamment avec la transformation (responsable) de son minerai en produits finis ou semi-finis, l’État pourrait faire de nos richesses un vecteur de croissance partagée grâce aux effets d’entrainement. Malheureusement, la réalité est tout autre. L’économie guinéenne fonctionne en deçà de son vrai potentiel en raison, notamment, du retard des investissements dans l’appareil productif, ainsi que les ratés d’une politique énergétique trop onéreuse. Depuis 2010, plus de 3 milliards de dollars auraient été engloutis dans les projets de barrages hydroélectriques alors que le pays reste dans le noir. (Suite et fin dans quelques jours).

Thierno Aliou Bah

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