Le Professeur Lansana Kaba était l’invité de notre confrère l’Independant cette semaine à Conakry. Dans cet entretien, il est revenus sur certains sujets brûlants de l’actualité nationale et internationale. Pour ceux qui ne le connaissent pas, Pr Lansiné Kaba est un Guinéen enseignant l’histoire et d’autres sujets depuis plus d’un demi-siècle dans les grandes universités américaines, notamment, à Washington, au Minnesota, à Boston et à Chicago. Extrait…
{jcomments on}
Pr Lansiné Kaba Bonjour. Quelles est votre perception de l’avenir de la Guinée?
Pr Lansiné Kaba : Je ne sais pas. Je ne suis pas prophète. Personne ne peut parler de l’avenir de la Guinée. Parce qu’en fait, personne n’est prophète. Mais, il faut croire à la Guinée et je crois à la Guinée. Je reste optimiste pour la Guinée. Depuis 1958, on peut dire, qu’en fait la Guinée reste toujours très attrayante. Le nom de la Guinée attire les gens. Il n’est pas quelconque. Ça, il faut le dire, parce que l’histoire de la Guinée est édifiante. La Guinée fut le premier pays dans le système colonial français à devenir indépendant en 1958, en votant « Non » au Référendum du général de Gaulle. Ensuite, la Guinée a connu des moments glorieux sous la première République, ainsi que des moments difficiles sous la seconde République et sous les présidents Dadis et Konaté. Et depuis les élections de 2010, la Guinée est entrée dans sa phase de démocratie libérale avec le RPG Arc-en-ciel et son leader Alpha Condé et avec l’opposition bien sûr. La Guinée attire parce que le pays n’est pas quelconque comme je l’ai dit. Le pays possède des ressources énormes : matérielles, humaines qui peuvent conduire au développement. La Guinée doit et peut faire mieux. Elle n’est pas condamnée à rester dans la stagnation si elle s’organise adéquatement et se réveille de la léthargie.
Justement Professeur, certains observateurs estiment que la Guinée stagne. Pour eux, le pays ne doit pas être à ce stade, vu les ressources de tous genres dont-elle dispose ?
Oui, la Guinée ne doit pas être à ce stade. Mais aucun pays ne peut se développer lui-même. Il faut créer et exécuter les conditions humaines, sociales, politiques et technologiques. Cela va sans dire, il faut donc une conjugaison de toutes ces conditions pour marcher de l’avant. C’est ce que j’appelle bouger. En Guinée malheureusement, ce processus tarde à venir.
Pr Kaba, quel regard portez-vous sur la classe politique guinéenne ?
Je ne suis pas le meilleur juge. Comme je ne vis pas en Guinée régulièrement, il m’est difficile de porter un jugement de valeur sur la classe politique guinéenne. Je me contente de dire qu’elle traverse une crise, crise de leader réellement rassembleur, qui sait diriger avec les autres, crise de programmes et d’idées, d’actions.
Il se peut qu’étant à l’extérieur, vous suiviez quand même ce qui se passe en Guinée, concernant sa marche?
Oui, je suis l’évolution du pays. Que de déceptions ! Il y a des raisons d’espérer. J’ai suivi en 2010, la marche de l’opposition, l’apparente vitalité de la population pour avoir des élections correctes, limpides. La victoire du RPG-Arc-en-ciel et de son candidat Alpha Condé. Tout le monde a apprécié ce mouvement. Et le premier mandat du Président Alpha Condé fut marqué par des succès.
Dans quels domaines notamment, d’après vous?
Dans plusieurs domaines : l’électrification, la réforme du système budgétaire, l’instauration de la notion d’Etat, l’avènement d’une certaine confiance….
Vous parlez de l’électrification, aujourd’hui encore la capitale est presque plongée dans le noir, du fait des délestages?
Oui, c’est vrai, je viens de voyager, je vois qu’il y a des coupures. Mais comparé à ce qui existait en 2006-2007, ce n’est plus tout à fait le même. Donc il y a eu un progrès dans ce sens. Mais l’insalubrité persiste et il y a l’urbanisation sauvage. On pourrait construire beaucoup avec plus de discipline. C’est un fait qu’on voit immédiatement dès qu’on arrive à Conakry. Il y a de belles résidences ici et là. Il y a de beaux quartiers, mais trop de taudis. Donc l’urbanisation véritable reste à créer.
Lors de votre séjour en Guinée en août 2012, vous avez laissé entendre que votre impression dominante à la fin de votre périple en Guinée, c’était la pauvreté, l’incertitude et la souffrance sur les visages des Guinéens, comme naguère sous les régimes antérieurs. Mais que cependant, avez-vous précisé, avec un certain espoir pour des lendemains meilleurs. Professeur, cinq (5) ans après, quel est votre constat?
Eh bien Richard, (rire, ndlr) que je réfléchisse un peu. Je vais vous lire ce que j’ai ici, je l’ai écrit ce matin. Regardez, il y a un chef d’Etat, le président Alpha Condé. C’est le président, c’est le leader. Mais que signifie le terme ‘’leader’’, il vient de l’anglais. En anglais ça signifie quelqu’un qui est chef de peloton, quelqu’un qui dirige d’autres vers un but, vers une réalisation commune. Donc cela signifie que le leader ne dirige pas lui seul, il travaille avec d’autres. Il leur fait confiance. Le leader ‘’partage’’ le pouvoir avec d’autres, auxquels il donne de l’autorité. Savoir donner de l’autorité réelle à d’autres auxquels on a confiance fait partie des traits de ‘’leadership’’. Je ne sais pas dans quelle mesure cela se fait en Guinée. Je sais qu’on a beaucoup de ministres. Est-ce que tous les ministres ont la possibilité littéralement de diriger comme un ministre doit le faire ? Je ne sais pas. Je ne vis pas en Guinée, je ne suis pas membre du gouvernement, ni de l’Assemblée nationale. Mais je me pose la question. Je sais qu’Alpha Condé est le leader incontestable en Guinée, tout, tourne autour de lui. Ce n’est pas tout à fait comme sous la Première République, ou sous le général Conté ou Dadis Camara, dans la mesure où le régime se réclame de démocratie libérale. Mais incontestablement on sent que le pays est dirigé par un homme. Comment le fait-il ? Aux Guinéens de répondre à cette question. Je viens de voyager, j’étais à Timbo (Mamou, ndlr), à Dalaba à Kankan. J’ai rencontré beaucoup de gens. Je les ai écoutés. Il semblerait, Richard, sans aucun doute, qu’il y a un peu partout beaucoup de malaises. J’ai entendu ici et là dans le pays profond, des gens dire : ‘’en 2010, Alpha nous a littéralement sidérés. On est allé avec lui, on a cru en lui’’. Effectivement, moi Lansiné Kaba, je connais en partie Alpha Condé. Mais je ne connais pas le président Alpha Condé. Je connais Alpha Condé qui fut élève, étudiant et activiste en France. Cet Alpha Condé m’a semblé toujours comme quelqu’un de réfléchi, quelqu’un qui a un sens aigu de la politique (rire, ndlr). Très aigu de la politique. Mais j’étais quand même intéressé à entendre les gens disant : ‘’en 2010, on n’a pas voulu prendre en compte son manque d’expérience pratique sur le terrain ici en Guinée’’. Qu’est-ce que cela signifie ? A vos lecteurs d’interpréter. Cela signifie qu’il y a quelque part une certaine disjonction, un certain mécontentement, si je peux dire même un certain désarroi. Une certaine impatience de la part de ces gens pour voir des résultats concrets que l’homme politique doit réaliser, afin de continuer à avoir le soutien de la population qui lui a tellement fait confiance. J’étais en Haute Guinée, il y a quelques jours, j’ai vu qu’il y avait beaucoup de discussions sur un discours que le président de la République a prononcé au siège de son parti. Ok, le président a raison de faire son discours au siège de son parti, il en est le chef politique, il demeure le chef de l’Etat.
Pour vous, ces propos qu’il a tenus, c’est de la réalité ou du fait de la réalpolitiques ?
Je ne sais pas. C’est quand même surprenant d’entendre un homme d’Etat de l’envergure d’Alpha Condé, leader intelligent Alpha Condé, de donner l’impression qu’il était en train de scier, la branche sur laquelle il se reposait. Ça, je n’arrive pas à comprendre. Par ailleurs, je dirai ok, les gens qui sont déçus, surtout les cadres malinké, ils doivent aussi faire attention. Parce qu’il arrive aux hommes d’Etat de faire des erreurs, parler un peu trop haut de part et d’autre. Il faut savoir mettre beaucoup d’eau dans son vin. On ne doit pas juger un homme politique sur un discours seulement. Mais, Alpha a toujours donné l’impression d’un homme politique qui tient à cœur l’unité nationale et l’amélioration de la condition féminine, de la condition des jeunes… aujourd’hui, on sent que les choses ne vont pas tout à fait bien.
Vous avez parlé de l’unité nationale. Pour certains, l’avènement du Professeur Alpha Condé au pouvoir a amené les Guinéens à se regarder en chiens de faïence. Qu’en pensez-vous?
On sait depuis longtemps et surtout les dernières élections présidentielles, effectivement la tension règne en Guinée. La politique en Guinée est désormais très ethnique. Mais je crois réellement, je l’ai dit et je le répète depuis longtemps, que la Guinée est une nation solidaire. L’histoire de la Guinée depuis la colonisation est celle d’une nation solidaire. Le PDG-RDA de Saïfoulaye Diallo, d’Ahmed Sékou Touré, Béavogui et beaucoup d’autres était un parti solidaire. Ce n’était pas un parti de Soussou, ni de Malinké, ni de Forestiers, ni un parti de Peulh. Tous les Guinéens se retrouvaient dans cette formation. Donc l’unité existait. Je tiens à cela, Richard, c’est à cause de cette unité que la Guinée a pu dire « Non » au général de Gaulle en 1958. C’est à cause de cette unité que la Guinée tint bon face aux agressions et aux complots de toutes sortes. Donc la Guinée est une nation solidaire. Il n’y a pas de raison pour nous de faire un mouvement en arrière, de recréer l’ethnicité, de faire un mouvement rétrograde. J’étais tellement content d’être à l’inauguration de Timbo, il y a deux semaines, c’était magnifique. Combien de gens de la Moyenne Guinée m’ont parlé des rapports extraordinaires qui ont longtemps existé entre le Batè et le Timbo avant la colonisation entre les maninka-mori de Kankan et les Peulh du Fouta. Par exemple Samori Touré n’est pas seulement un Héros pour les malinkés. Il l’est aussi pour les Peulh. Des soldats de Samori étaient présents à la bataille de Porédaka (Mamou, ndlr), pour soutenir l’Almamy Bokar Biro. Samory était même bien avant au Fouta pour soutenir la théocratie fouthanké contre la révolution des Houbbou. Donc le sens de l’unité existe. Nous sommes ici en Guinée Maritime, allez à Forécariah, il y a des Kaba, Touré, Diané, des Camara, des Condé, Diaby, il y a des Sylla…. Donc il y a eu un brassage. Allez dans la Forêt, les populations étaient brassées depuis longtemps. Ce n’est pas moi qui le dis, les textes du 19ème siècle le prouvent. Donc il y avait un sens ancien pour la nation guinéenne. Il ne faut pas qu’aujourd’hui, nous retournions en arrière.
Pr vous avez pris part à l’inauguration de la mosquée de Timbo, il y a des choses qui se sont passées-là. Quel enseignement tirez-vous de cet évènement ?
J’ai assisté et j’étais là-bas, j’étais vraiment heureux, content que les dignitaires m’aient invité. Je suis venu directement du Qatar. La Mosquée de Timbo est belle et élégante. Je rends hommage à toutes et à tous ceux qui ont contribué à l’édification de ce monument emblématique de la présence de la religion musulmane dans la région, ainsi que du génie politique de Karammo Ibrahima et de ses compagnons. Mais quelque chose se passa ce vendredi, c’est vrai. J’ai vu de mes propres yeux le désordre. Qui a causé ce désordre ? Je ne sais pas. Toujours est-il qu’il y eut une forte bousculade à l’entrée de la mosquée. Et ensuite, il y a eu des jets de pierres. Des véhicules furent attaqués, endommagés et en partie détruits. Je crois que le vendredi saint de l’inauguration de la mosquée sainte de Timbo ne devrait pas, connaître un tel désordre. Après tout, on rendait hommage à la sainteté au Prophète et à Dieu. On honorait de grands hommes. Mais, la Guinée devient une terre de violence.
Professeur, certains ont déploré que l’image de la Guinée ait été écornée. Ils estiment qu’il y avait des dignitaires religieux de la sous-région ce jour à Timbo ?
Je sais qu’il y avait beaucoup d’étrangers. Donc à cet égard, la violence était regrettable. Quoi qu’il en soit : Dieu qui est grand, et généreux fit du ciel, tomber une pluie divine. Elle a ramolli complètement les tentatives de désordres et de violence. Quand on est mouillé, on ne peut plus faire de désordres ! C’est Dieu même qui a rétabli l’ordre. On avait besoin de tolérance ce jour-là.
In l’Independant