Guinée : l’armée restera-t-elle loyale à Mamadi Doumbouya ? (Jeune Afrique)

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Le président de la transition a mené des réformes militaires dès son arrivée au pouvoir et renforcé en priorité ses fidèles forces spéciales. Au risque de menacer l’équilibre précaire de l’armée. Plongée dans les secrètes sphères sécuritaires guinéennes.

La journée avait débuté calmement. Le 26 septembre, en plein milieu de l’après-midi, des tirs résonnent dans le centre-ville de Conakry. À deux pas du palais présidentiel, une dizaine d’hommes armés ouvrent le feu sur des officiers du Groupement des forces spéciales (GFS). L’alerte est aussitôt donnée aux différentes garnisons localisées à Kaloum, qui se précipitent sur les lieux.

Les forces spéciales prennent d’assaut les rues pour évacuer la ville. « Rentrez chez vous ! », ordonnent-ils aux passants qui s’empressent de partir. Plusieurs concessions situées aux alentours de la Primature sont également fouillées. La psychose s’empare de la capitale guinéenne. Personnels des ministères, fonctionnaires, commerçants… Tous se dirigent vers la sortie de Kaloum au point de provoquer des embouteillages s’étalant sur des kilomètres.

Le soir-même, la présidence dément l’accrochage et évoque de « fausses rumeurs ». Comme tout ce qui a trait à l’armée guinéenne depuis la prise de pouvoir du général Mamadi Doumbouya, l’épisode a soulevé de nombreuses questions demeurées sans réponse. Il a aussi fait monter d’un cran la tension qui prévaut au sein de la junte au pouvoir. Que s’est-t-il réellement passé ce jour-là ? La friction du 26 septembre a-t-elle eu lieu entre des proches du président, issus des forces spéciales, comme l’affirment certains ? A-t-elle été conduite par l’entourage de Célestin Bilivogui, décédé en détention dans des circonstances encore inexpliquées ?

La mort de ce colonel engagé au sein de la division de la pension militaire qui fut porté disparu après sa convocation par des gendarmes il y a un an aurait-elle pu provoquer une attaque contre le président de la transition ? Plusieurs sources contactées par Jeune Afrique jugent cette option improbable. « _Bilivogui vient de la gendarmerie. Il est techniquement difficile pour cette unité de s’en prendre au Palais_ », tempère un fin connaisseur de l’appareil militaire en Guinée.

*L’évasion de Dadis et Pivi, le début de la psychose*

L’évasion spectaculaire, le 4 novembre 2023, de l’ancien président de la transition Moussa Dadis Camara (2008-2010) et de ses co-accusés a constitué le point de bascule du régime de Mamadi Doumbouya. Si tous ont été rapidement ramenés dans leurs cellules, un seul a manqué à l’appel : Claude Pivi dit Koplan. Avec la complicité de son fils Verny Pivi, celui qui fut sergent-chef du Bataillon autonome des troupes aéroportées (Bata) est étonnamment parvenu à rejoindre son village situé en Guinée forestière, à plus de 800 km de Conakry.

Comment expliquer qu’il n’y ait pas été retrouvé par les forces de défense et de sécurité ? Surtout, comment le commando venu le libérer a-t-il pu pénétrer dans la Maison centrale de Conakry, située à quelques encablures du palais présidentiel, passer devant le camp militaire Samory Touré, puis emprunter le pont du 8 novembre gardé en permanence par les forces spéciales ? « _Certaines choses ne s’expliquent pas autrement que par la complicité dont a dû bénéficier le commando qui a mené l’évasion_ », glisse un dignitaire de l’ancien régime.

Certains militaires en veulent-ils au régime de Mamadi Doumbouya ? C’est en tout cas la crainte du général, qui a fêté le 5 septembre dernier ses trois ans à la tête de la transition. Il semble avoir fini par se méfier de son ancien chef d’état-major des armées, Sadiba Koulibaly. Un temps influent auprès de Mamadi Doumbouya, ce membre du CNRD (Comité national pour le redressement et la démocratie) était tombé en disgrâce dans l’année qui a précédé sa mort. L’entourage du président en est venu à se questionner sur le rôle de facilitateur qu’il a joué dans les négociations qui ont permis le départ en exil de l’ancien président Alpha Condé à Istanbul.

Au fil du temps, ce pilier de la transition était devenu l’homme dont on se méfie.

En mai 2023, le général Koulibaly est limogé de son poste à la tête des armées. De numéro deux de la junte, le militaire devient chargé d’affaires à Cuba – comme le fut d’ailleurs l’actuel ministre de la Défense, Aboubacar Sidiki Camara, qui jouera un rôle central dans le coup d’État de Mamadi Doumbouya. Un an plus tard, Sadiba Koulibaly est de retour à Conakry, et accusé d’être rentré sans l’autorisation de sa hiérarchie. Condamné à cinq ans de prison ferme pour « désertion » et « détention illégale d’armes », il est ensuite placé en détention dans un lieu tenu secret. Il meurt en juin. Officiellement, d’un « arrêt cardiaque » causé par « un psycho-traumatisme important » et « un stress prolongé ». Comme dans le cas de l’officier Bilivogui, le barreau guinéen a demandé l’ouverture d’une enquête indépendante.

Sadiba Koulibaly a-t-il tenté de faire tomber le président de la transition ? Ou a-t-il été victime de la paranoïa dans laquelle semble s’enfoncer Mamadi Doumbouya ? Barricadé dans son palais, le chef de la junte guinéenne ne se déplace plus que sous une importante escorte. Tous ceux qui ont été reçus en audience au palais Mohammed V décrivent une ambiance survoltée, dans un lieu gardé par d’innombrables hommes encagoulés et lourdement armés. Les opposants et citoyens hostiles au pouvoir évitent désormais au maximum le quartier de Kaloum et ses militaires stationnés à chaque coin de rue, inquiets à l’idée d’y être contrôlés voire pire.

À la différence de plusieurs de ses proches, le président de la transition n’a pas fait ses armes en Guinée et n’a pas partagé la formation commune de base qui soude les amitiés et renforce la loyauté entre promotionnaires. Il n’a intégré les rangs de l’armée en tant qu’instructeur qu’à la faveur d’Aboubakar Sidiki Camara, qui l’introduira auprès du président Alpha Condé. Sa seule base, sa seule famille militaire, c’est celle que constitue le Groupement des forces spéciales, cette troupe qu’il gère comme ses enfants et en qui il a toute confiance.

Cajoler les militaires pour s’assurer de leur soutien

Le 5 septembre 2021, lorsque l’ancien légionnaire, promu à la tête des forces spéciales par le président Alpha Condé, renverse ce dernier, l’assaut est mené par le GFS sans les autres corps d’armée. « _Doumbouya sait gérer sa troupe, mais c’est son chef d’état-major et son ministre de la Défense qui chapeautent le reste des militaires_ », avance un cadre de l’ancien régime.

Le président de la transition compte en tout cas sur le soutien des piliers du CNRD, et notamment sur celui de son puissant ministre de la Défense, Aboubacar Sidiki Camara, pour garder la main sur l’ensemble des hommes en treillis. Considéré comme l’une des têtes pensantes du coup d’État, ce général lettré, parfois surnommé « le rusé » continue de jouer un rôle clé dans la conduite de la transition. Il fait partie des rares noms connus du CNRD, dont la liste complète des membres n’a, à ce jour, jamais été publiée. Balla Samoura et Amara Camara sont eux aussi deux éléments centraux du dispositif sécuritaire présidentiel.

Le premier, dont la réputation est sulfureuse, est l’acolyte du chef de l’État – son « _chien de garde_ », glisse un observateur de la vie politique en Guinée. Les deux hommes à la carrure imposante avaient l’habitude d’aller s’entraîner ensemble à la salle de sport à Conakry, avant de prendre les rênes du pays. Au lendemain du coup d’État, Balla Samoura est promu à la tête de la gendarmerie nationale. « _En tant que gendarme, il est confronté à un certain mépris de la part des militaires. Mais il sait user de son statut de membre du CNRD pour interférer dans la gestion du fonctionnement de l’armée_ », glisse un connaisseur. C’est aussi lui qui a convoqué le colonel Célestin Bilivogui, à la suite de l’évasion de la maison centrale de Conakry en novembre 2023.

Amara Camara, lui, défend les positions de Doumbouya dont il est le porte-parole. Ancien instructeur à l’École militaire interarmée, il bénéficie de l’aura de son défunt père, Diarra Camara, dernier militaire à avoir dirigé l’armée guinéenne sous Lansana Conté, et ancien ami d’Aboubacar Sidiki Camara.

Mamadi Doumbouya s’appuie sur ces hommes pour s’assurer le contrôle d’une armée longtemps perçue comme corrompue et indisciplinée. Conseillé par son entourage, il met les généraux à la retraite dès son arrivée au pouvoir et en envoie certains à l’étranger pour les neutraliser. Parmi eux, Namory Traoré, l’ancien chef d’état-major général d’Alpha Condé, dont l’inaction le 5 septembre 2021 avait scellé le sort de l’ancien président. Un an plus tard, il sera envoyé à Rabat comme ambassadeur.

Le colonel se promeut général, et remet de l’ordre dans les rangs, tout en veillant à ce qu’aucune unité ne devienne plus forte que ses forces spéciales. Le Groupement d’intervention rapide disparaît à la faveur du Groupe des forces d’intervention rapide (GFIR), dispersé sur l’ensemble du territoire et essentiellement constitué d’éléments du Bata et des forces spéciales. Une manière de garder un œil sur ces unités. « _Il sait gérer les affectations. En prenant soin de placer ses hommes dans certaines casernes, il peut s’assurer d’en garder une certaine maîtrise_ », glisse un responsable politique.

Décidé à prendre en charge l’équipement des soldats – un problème récurrent sous son prédécesseur – Mamadi Doumbouya standardise les uniformes des différents corps d’armée. « C’est à la fois une manière de faire un cadeau aux soldats en leur montrant qu’ils sont une priorité, mais aussi une façon de distinguer les unités les unes des autres », souligne Vincent Foucher, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). « _Le président de la transition a vraiment consolidé les frontières entre les différentes unités, ajoute ce dernier. Avant, les uniformes étaient de bric et de broc, des militaires pouvaient porter des treillis ou des bérets d’autres unités ou même d’autres pays. C’est impossible de voir cela désormais. Les tenues et insignes de chacun permettent d’identifier le corps d’appartenance immédiatement._ »

Mamadi Doumbouya s’efforce également de payer les salaires des militaires dans les délais et de les soutenir en cas de coup dur. Un moyen de contenir et d’éviter les mouvements d’humeur. Plusieurs militaires guinéens, qui s’apprêtaient en 2023 à partir au Mali pour y combattre au sein de la mission des Nations unies, avaient ainsi contracté des prêts dans la perspective de leur promotion. « Avec le départ de la Minusma, ils allaient se retrouver le bec dans l’eau. Mais l’armée a géré la situation et fait en sorte qu’ils puissent rembourser leurs emprunts », détaille une source à Conakry.

Si Mamadi Doumbouya soigne son image auprès des militaires, c’est au sein de ses frères d’armes qu’il est le plus populaire. Toujours à la tête du GFS après le coup d’État, il finit par en confier le commandement au colonel Mouctar Kaba, dit Spartacus, lequel avait participé à la prise de Sékhoutoureya. Les forces spéciales, sorte d’« armée dans l’armée », fonctionnent de manière autonome. Ses éléments ne sont pas soumis aux mêmes règles que l’armée régulière – coiffure réglementaire, interdiction de l’alcool et des drogues. La discipline y est plus lâche, et les excentricités tolérées.

Surtout, ils ne sont pas tenus au respect de la hiérarchie, et peuvent se dispenser de saluer un officier de grade supérieur qui n’appartiendrait pas à leur division. En août 2022, le colonel Kaba leur interdisait formellement tout contact avec la police, la gendarmerie et les douanes. Officiellement, pour « maintenir la discipline et l’intégrité dans [leurs] interactions avec les unités extérieures ». C’est le GFS qui a permis au général Doumbouya d’arracher le pouvoir à Alpha Condé : il n’a de cesse depuis de favoriser cette unité d’élite, créée en 2018.

Les forces spéciales ont été favorisées par les largesses du pouvoir, mais Mamadi Doumbouya ne tient pas compte de l’équilibre ethnique du pays.

La menace est susceptible de venir de tous les côtés. Cet équilibre ethnique précaire, indispensable au sein de l’armée, a été mis à mal depuis l’arrivée du général au pouvoir. Tout comme Alpha Condé avant lui, Mamadi Doumbouya a nommé à des postes stratégiques des officiers de Haute-Guinée, sa région d’origine. De quoi contrarier les militaires issus de la Guinée forestière .

Le procès du massacre du 28-Septembre pourrait d’autant plus perturber l’équilibre entre les différentes forces en présence. Ce procès très attendu a abouti à la condamnation de Moussa Dadis Camara à 20 ans de réclusion criminelle et à la perpétuité pour l’ancien ministre Claude Pivi.

Malgré leurs condamnations, les deux hommes demeurent populaires en Guinée forestière, en particulier dans la zone de Nzérékoré. Très généreux envers ses hommes, le capitaine Dadis Camara a largement recruté dans les rangs des Forestiers quand il était au pouvoir (2008-2010). De son côté, Claude Pivi continue d’avoir le soutien du Bata, dont le commandant et son adjoint ont été rapidement radiés après son évasion. Le pouvoir les a soupçonnés d’y avoir pris part d’une manière ou d’une autre. « Tous ceux qui sont proches d’officiers jugés dangereux sont mutés loin de Conakry ou interdits d’y séjourner, avance une source en contact régulier avec certains de ces militaires. On leur reproche d’avoir pris part à des activités subversives, ou d’être associés à des tentatives de renversement. »

Pour continuer de contrôler son armée autant que possible, le président de la transition doit également veiller à ne pas frustrer les autres officiers issus notamment de l’ethnie Soussou. Très influents sous le régime du président Lansana Conté (1984-2008), ceux-ci ont vu leur accès à des postes stratégiques diminuer depuis la mort de ce dernier. Une perte de vitesse qui n’a pas été enrayée malgré la nomination du nouveau chef d’état-major général des armées, Ibrahima Sory Bangoura, originaire de la Basse côte. Même si, en coulisses, il n’occupe pas un rôle majeur dans la stratégie militaire de Doumbouya.

Alors qu’il se prépare de toute évidence à se présenter à la prochaine élection présidentielle, le général Mamadi Doumbouya a renforcé la sécurité autour de lui au point de garder secret le lieu où il passe ses nuits. Période électorale ou non, l’homme fort de Conakry le sait : son premier adversaire n’est ni l’opposition ni la société civile, mais sa propre armée.

 

Fatoumata Diallo et Marième Soumaré pour Jeune Afrique

 

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