La situation empire de jour en jour en Guinée, où tous les ingrédients semblent réunis pour une grave crise préélectorale, avant la présidentielle de 2020. Le président sortant, Alpha Condé, 80 ans, ne s’est pas encore déclaré officiellement. Mais tout le monde sait qu’il veut briguer un troisième mandat — y compris les nombreux mécontents dans les rangs de son propre parti. En principe, la Constitution lui impose une limitation de deux quinquennats. Il les achèvera en 2020.
En novembre 2017, Alpha Condé répondait déjà, avec des accents sibyllins empruntés au président rwandais Paul Kagamé, à la question du troisième mandat, posée par le journal Le Monde : « C’est le peuple qui décidera. Je suivrai ce que le peuple voudra faire ». Le 3 octobre dernier, le président de la Cour constitutionnelle Kèlèfa Sall a été remercié par décret présidentiel, et remplacé par son vice-président. Lors de la prestation de serment d’Alpha Condé, Kèlèfa Sall avait lancé cet avertissement : « Évitez toujours les dérapages vers les chemins interdits en démocratie et en bonne gouvernance. Gardez-vous de succomber à la mélodie des sirènes révisionnistes [de la Constitution], car si le peuple de Guinée vous a donné et renouvelé sa confiance, il demeure cependant légitimement vigilant ».
Opposants historiques
Alpha Condé, comme Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire et Abdoulaye Wade au Sénégal, appartient à la génération des opposants dits « historiques ». Des hommes qui ont passé l’essentiel de leur vie à lutter contre des régimes en place, avant de parvenir à exercer le pouvoir. Alpha Condé, depuis son exil à Paris, a longtemps contesté le régime militaire de Lansana Conté (1984-2008), qui l’a jeté pendant plus de deux ans en prison (1998-2000), l’accusant de fomenter une insurrection.
Prépare-t-il, après huit ans de pouvoir, le remake d’une crise qui tendait pourtant à disparaître en Afrique de l’Ouest ? Va-t-il procéder à la modification de la Constitution pour s’imposer encore cinq ans, voire dix ? La méthode reste courante en Afrique centrale (lire « Démocratie : pourquoi l’Afrique centrale n’avance pas »). En Afrique de l’Ouest, les sociétés civiles aimeraient la croire impossible depuis que Blaise Compaoré, un président qui voulait lui aussi retoucher la Constitution après trois décennies au pouvoir, a été balayé en octobre 2014 par un soulèvement populaire. Partout, des alternances démocratiques ont eu lieu, sauf au Togo avec la mainmise du clan Eyadéma sur le pouvoir. Un projet de loi, en cours, vise à remettre les compteurs électoraux à zéro en 2020. Objectif de la manœuvre : permettre à Faure Gnassingbè, au pouvoir depuis 2005, de rempiler pour encore deux mandats. La partie n’est pas gagnée, dans la mesure où les énormes manifestations de septembre 2017 ont exprimé le ras-le-bol des électeurs.
L’exemple du Sénégal
Un premier coup de semonce était venu en 2011 du Sénégal. La modification de la Constitution envisagée par Abdoulaye Wade pour se faire réélire en « ticket » avec son fils ministre, Karim Wade, avec seulement 25 % des voix, s’était soldée par des émeutes le 23 juin 2011. Un vaste front s’était ensuite soudé contre Wade, qui avait admis sa défaite enı 2012 face à Macky Sall.
À qui le tour ? Une fois au pouvoir, Macky Sall a succombé à ses sirènes au lieu de mettre en œuvre la « rupture » qu’il promettait, avec la corruption et le népotisme de l’ère Wade. Et il pourrait lui aussi plonger le Sénégal, qui s’est découvert entretemps du pétrole, dans une crise électorale, s’il décide de tout faire (fraude comprise, comme le redoutent déjà certains opposants) pour remporter la présidentielle de février 2019 dès le premier tour. Sa popularité est trop érodée pour qu’il espère la gagner au second, face à une alliance possible de l’opposition.
Laurent Gbagbo, lui, s’était octroyé en Côte d’Ivoire un mandat « cadeau » en repoussant plusieurs fois la date des élections prévues pour 2005 à 2010, avant de refuser de reconnaître sa défaite face à Alassane Ouattara, dont les troupes rebelles avaient marché sur le Sud du pays, jusqu’à ce que la France intervienne pour aider ces forces « nordistes » à procéder à l’arrestation de Laurent Gbagbo le 11 avril 2011.
L’essor d’un discours anti-Peul en Guinée
Que se passe-t-il en Guinée ? La répression est déjà à l’œuvre, régulièrement épinglée dans les rapports d’Amnesty International, entre autres, avec la même tentation qu’en Côte d’Ivoire d’attiser une haine ethnique inconnue auparavant, dans une société à la fois composite et brassée. Un discours anti-peul s’est propagé lors de la présidentielle de 2010, renvoyant parfois aux mêmes thèmes que l’antisémitisme. Dans un entretien donné peu après l’élection, Cellou Dalein Diallo, chef de file d’une opposition considérée comme peule, déclarait ceci : « C’est la première fois, en Guinée, que nous connaissons des violences de cette nature. Il y a eu 12 morts et 600 personnes arrêtées après la proclamation des résultats provisoires, et 10 femmes violées dans la ville de Labé par des militaires. Les Peuls sont accusés de tous les maux : d’avoir les bonnes terres, de concentrer tout le pouvoir économique, d’avoir empoisonné avec de l’eau les partisans d’Alpha Condé pendant un meeting, de la même manière que les Juifs, en Europe, ont été accusés d’avoir empoisonné les puits au Moyen-Âge. J’ai toujours dit, et je le répète aujourd’hui, qu’il ne faut pas tomber dans le piège du tribalisme. »
L’opposition déplore 98 morts dans ses rangs depuis l’élection de novembre 2010, dont les résultats avaient été contestés. Cellou Dalein Diallo, un technocrate qui a été ministre (1996-2004) et premier ministre (2004-2006) sous Lansana Conté, a eu la sagesse de reconnaître sa défaite en 2010 au second tour, alors qu’il était parti favori au premier tour avec 43,6 % des voix. Ce faisant, il a évité à la Guinée de plonger dans le précipice de la crise post-électorale qui a ravagé la Côte d’Ivoire, quelques semaines plus tard. Taxé d’être le candidat des Peuls, ce qu’il réfute, Cellou Dalein Diallo voudrait représenter un nouvel espoir d’alternance et de meilleure gouvernance, soit un peu plus que les intérêts de son ethnie, dominante en Guinée (environ 40 % de la population). Le 23 octobre dernier, sa voiture a été visée par un tir, lors d’une manifestation qui avait été interdite.
Le Monde diplomatique: Sabine Cessou