Retour sur le débat « Comment “changer” la Guinée » : une lecture éthique et économique (Sékou Falil Doumbouya, ancien conseiller à la présidence)

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Évaluation de l'article

 

 

GBK J’ai eu l’opportunité de lire une réflexion de  Dr. Bano Barry, sociologue,  sur « Comment changer la Guinée ». Le sujet débattu est d’un intérêt considérable si l’on en juge, par exemple, par les situations socio-économiques individuelles des Guinéens.

{jcomments on} En 2012, les données de l’enquête légère sur l’évaluation de la Pauvreté (ELEP-2012) du Ministère du Plan indiquent que 55,2% de la population totale du pays vit en dessous du seuil de pauvreté. Outre cet indicateur de conditions de vie, la perception du bien-être individuel est aussi préoccupante : 77,6% des ménages estiment qu’ils ne vivent pas bien, avec 33,4% qui vivent difficilement.

 

 

Un constat notable dans l’article de Dr. Barry est l’absence d’une réponse théorique et articulée à la question du changement ou de la rupture en Guinée,  en dépit des slogans de campagne proposant le changement, et de la disponibilité de nombreux rapports officiels d’horizons divers et relatifs au changement (ex : Document de stratégie de réduction de la pauvreté, Guinée Vision 2035). Son article comporte de nombreux éléments pertinents : une discussion de nature sociologique sur la notion de changement, un guide instrumental pour repérer les imperfections de nos institutions et règles (diagnostic avant changement) et les reformer au moyen de six propositions concrètes, et une recherche de consensus de type concertation nationale.

 

La motivation du présent article est d’apprécier quelques argumentations de nature éthique et économique sous-jacentes au débat « Comment changer la Guinée » et faire des propositions générales. Ces propositions relevant du débat public, vont l’alimenter, voire influencer les opinions, et non pas se substituer au débat lui-même. 

 

Plus spécifiquement, j’essaierai autant que possible de faire une distinction entre  la discussion sur le choix du critère pour décider ce qu’il faut changer en Guinée  (jugement normatif ou parti-pris personnel), et la discussion sur « Comment changer la Guinée » selon le critère retenu (jugement positif). 

 

1. Quel critère pour décider ce qu’il faut changer en Guinée ?

 

Le projet de société de l’élite dirigeante du moment apportera-t-il une amélioration des situations sociales et économiques individuelles des guinéens ? Les projets de sociétés des élites qui aspirent à diriger la Guinée dans l’avenir apporteront-ils une rupture meilleure ?  Voici deux exemples concrets de préoccupations qui sont souvent soulevées par la plupart de nos compatriotes et qui ont trait à la question de changement.

 

Pour répondre à ce genre d’interrogations, il importe de construire ou d’adopter un critère d’évaluation qui permet de comparer différents projets de changements (ou modèles de société) pour discerner ceux qui sont meilleurs que d’autres.  Où trouver des critères pour décider ce qui est bien ? Les valeurs morales, ou parfois, les théories de la justice issues de la philosophie morale nous offrent plusieurs critères. Ces critères (ou principes) n’étant pas familiers dans le langage courant, je commencerai par une brève présentation de la terminologie de trois d’entre eux afin de ne pas désorienter la conclusion de cette section. Ces trois critères sont :

 

Principe d’Efficacité et d’unanimité : un projet de changement socio-économique préconisé est efficace lorsqu’on ne peut obtenir l’unanimité des Guinéens pour préférer la situation d’avant changement (ce principe s’appelle aussi le parétianisme ou le critère de Pareto).

 

Principe Utilitariste : le meilleur projet de changement socio-économique est celui qui réalise « le plus grand bonheur du plus grand nombre », c’est-à-dire, dans un langage plus technique, celui qui « maximise la somme des bien-être individuels des Guinéens ».  

 

Principe de l’égalitarisme libéral : le meilleur projet de changement socio-économique est celui qui met les Guinéens les plus défavorisés dans la meilleure situation possible dans la liste des « ressources promises à partager » (ce sont des ressources d’usage universel qui sont désirées par quiconque, et qui sont utiles pour tous les projets de vie individuels). Chaque classe politique peut faire sa liste. Le philosophe de Harvard, John Rawls, décédé en 2002, a proposé la liste suivante pour une société juste : la richesse, le revenu, le statut, les conditions de l’exercice de l’autonomie des individus (y compris en matière de santé et d’éducation), l’accès à une vaste panoplie de styles de vie et de rôles sociaux (liberté de choix), et le pouvoir de décision sur les affaires communes. Deux projets de changements peuvent être différents en proposant les mêmes éléments dans la liste, mais en se différenciant dans l’importance relative à accorder à chaque élément.  

 

Le premier critère présenté (principe de Pareto) a l’avantage d’insister sur un aspect fondamental, l’efficience (on ne peut se satisfaire des projets inefficaces), mais il présente deux inconvénients. Premièrement, avec ce critère, on peut évaluer et proposer des changements que quand il y a unanimité. Deuxièmement, le parétianisme est silencieux à propos des changements qui produisent des gagnants et des perdants. 

 

Les deux derniers critères proposés renvoient par contre à des conceptions philosophiques divergentes. Le dernier critère, celui de l’égalitarisme libéral, sous-tends la thèse que le changement social consiste à distribuer équitablement des ressources (biens premiers) aux personnes, à charge pour ces personnes d’en tirer tout le bénéfice qu’elles souhaitent en fonction de leur propre vision de la « bonne vie ». Dans cette thèse, le bien-être subjectif est, lui, renvoyé à la sphère privée où chaque individu se forge une conception de la vie, des objectifs personnels, qui déterminent comment il tire parti des ressources qui sont à sa disposition.  Cette conception s’oppose au deuxième critère, issu de la philosophie utilitariste, qui fait au contraire du bien-être subjectif (le bonheur) l’élément principal de l’évaluation des situations individuelles et, partant des projets de changements. La plupart des projets concrets de changements sont implicitement (parfois explicitement) inspirés par des principes éthiques (efficacité, utilitarisme, égalitarisme, libertarisme, marxisme (?)…). Les projets de changement sont donc des partis-pris éthiques.

 

On peut se poser la question si le débat sur le choix du critère éthique n’est pas stérile ou académique, car il peut être attaqué par la critique pragmatiste qui exige des applications concrètes ou par la critique que le changement est gouverné par des rapports de force, sur lesquels les idéaux ont bien peu de prise.

 

Les retombées pratiques de ce débat normatif sont pourtant loin d’être négligeables pour la Guinée. Une première retombée est l’appréciation de la mise en œuvre des projets de changements. Les enquêtes pour l’évaluation de la pauvreté de l’Institut National de la Statistique (INS) du Ministère du Plan, incluent un volet « Consommation » qui porte sur des ressources (consommations privées et consommations collectives) et un volet « perception » qui porte sur l’appréciation subjective que les guinéens portent sur leur vie. Les deux dernières enquêtes datent de 2007 et 2012. Si le calendrier de réalisation de ces enquêtes coïncidait avec le début et la fin de chaque mandat présidentiel, elles auraient permis aux guinéens d’apprécier en fin de mandat l’impact du projet de changement déclaré en début de mandat. Une deuxième retombée est l’influence des « technocrates » ou groupes d’intérêts, notamment étrangers, sur les politiques suivies par nos gouvernements successifs. Cette influence est parfois relativement forte si l’on pense que bien de choix en matière de précision des objectifs qui sont faits par les « technocrates » étrangers devraient être davantage soumis au débat public. Aussi, une formation critique des « technocrates » guinéens au sujet des différents critères en présence ne pourrait qu’être bénéfique.  Enfin, une dernière retombée est le lien entre les critères éthiques et le débat « Comment changer la Guinée ?». Les critères éthiques mesurent le bien commun à l’échelle de la nation, et la réponse de « Comment changer la Guinée ?» doit être évaluée en prenant en compte les conséquences sur le bien commun.

 

2. Comment rendre le changement possible ?

 

Un projet de changement crédible cherche au moins à satisfaire le critère d’efficacité (c’est une condition de bienveillance minimale) et un autre critère éthique choisi (utilitariste, égalitariste, libertarien…).  Il est donc important que les considérations d’efficacité et d’éthiques soient prises en compte à la fois (non séparément) dans tous les domaines d’action d’un gouvernement qui cherche à mettre en œuvre un projet de changement. Un de nos problèmes méthodologiques est que nos politiques sont souvent conçues, mises en œuvre et évaluées en prenant en compte seulement leur objet particulier (santé, éducation, mines, environnement,…) sans prendre en compte suffisamment les conséquences sur le bien commun (mesuré par le critère éthique retenu dans le projet de changement). 

 

Pour faire contribuer les différentes politiques (santé, éducation, mines, environnement,…) pour la réalisation des aspects éthiques d’un projet de changement (comme la liste des ressources à partager), ma proposition serait de faire la promotion du principe démocratique dans la prise de décisions sur la multitude de questions qui se posent à chacune de ses politiques. De quoi s’agit-il ?

 

Le principe démocratique fondamental est le suivant : toute décision doit être prise ou revendiquée par ceux qu’elle concerne, et le pouvoir de décision doit être reparti en proportion des intérêts en jeu (mesurés par le critère éthique retenu dans le projet de changement). C’est ainsi que le principe démocratique justifie que le choix du maire d’une commune soit décidé seulement par les habitants de la commune concernée et non par les résidants d’une autre commune. Il en est de même pour les droits fondamentaux de la personne ou droits de l’homme (le pouvoir est attribué à l’individu).  Mais les exemples abondent de situations où le point de vue des personnes concernées ne prévale pas alors qu’il est possible que leurs intérêts soient particulièrement affectés par une décision. C’est le cas de l’influence occulte des experts de l’administration dont les notes secrètes orientent les décisions des ministres en toute impunité. La multiplication de comités d’experts et de rapports d’experts, dont les conclusions sont rendues publiques et largement discutées dans les medias, est un moyen de mettre les décideurs (y compris nos députés) dans de bonnes conditions pour évaluer les conséquences de leurs décisions (quels sont les intérêts des groupes affectés? Comment attribuer le pouvoir de décision à ces groupes ?). C’est cela, le principe démocratique, et il dépasse largement les activités de nos professionnels de la politique. Car les décisions se prennent dans les familles, dans les entreprises, dans les associations, dans les tribunaux, dans les syndicats et les partis, dans les administrations, dans les écoles et les universités, et pas seulement dans les hautes sphères de l’exécutif et du législatif. C’est à tous ces niveaux, dans tous ces lieux, que la répartition du pouvoir est en jeu. Par exemple, la crise dans les grandes entreprises comme Friguia et Sotelgui peut être vue comme un problème de répartition du pouvoir entre l’actionnaire Russal et les salariés (cas de Friguia) ou entre l’actionnaire d’Etat et les managers d’une part et entre les managers et les salariés d’autre part (cas de Sotelgui). 

 

Les différentes politiques (santé, éducation, mines, environnement,…) peuvent également contribuer à la recherche de l’efficacité. Contrairement au problème de répartition des ressources (comme le pouvoir de décision sur les affaires communes), la recherche de l’efficacité est relativement facile. En effet, le marché occupe une place importante dans notre organisation collective et nous connaissons aujourd’hui (grâce à la science économique) les mécanismes théoriques qui contrarient l’efficacité du marché : abus de position dominante, externalités de production ou de consommation ou de sentiments, aléa moral, sélection adverse….Ces imperfections peuvent être relevées dans de très nombreux secteurs. Il est bien connu, par exemple, que le comportement d’oligopole des transporteurs maritimes internationaux (contrôle du fret), fait que les prix à l’importation et à l’exportation sont très élevés en Guinée. Dans les externalités, nous pouvons citer la perte de biodiversité avec certaines productions agricoles et minières.  Les véhicules d’occasion, les prescriptions médicales et interventions chirurgicales, par exemple, mais également l’alimentation, sont entachés de nombreuses incertitudes sur le contenu ou la qualité du bien échangé (aléa moral). Il est difficile pour le citoyen ordinaire de repérer cette multitude d’imperfections en s’y consacrant pleinement. L’Assemblée Nationale peut mieux faire. Les tâches de réflexion et d’information doivent également s’étendre à la gestion ou à la correction de ces imperfections par les Ministères sectoriels.

 

La réflexion sur « Comment changer la Guinée » est un exercice de prospective, et avec un champ un peu plus large, que la contribution effectuée ici. Que se passe-t-il par exemple si les promoteurs du changement ne sont pas bienveillants, ou sont mal informés, ou ont un agenda privé ? Néanmoins, il est loisible d’espérer que la prospective sociale trouve un intérêt chez l’élite politique et académique en Guinée. Ce type de prospective ne peut se contenter d’une simple démarche objective, mécaniste, comme « Guinée Vision 2035 » du Ministère du Plan. Négliger le volet normatif aboutit à un conformisme myope, c’est-à-dire à la soumission inconsciente aux préjugés du moment ; négliger le volet positif c’est tomber dans l’utopisme, c’est-à-dire la construction de projets sans lendemain.  

 

 
 
Guineenews, partenaire de Gbassikolo.com

 

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